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Jean Giono - Les Grands Chemins

Giono

1895-1970

Il a été emprisonné après la guerre pour pacifisme, puis pour collaboration.

Les Grands chemins furent écrits en 2 mois fin 1950.

Structure / Résumé

1. L'automne : la route

Le roman s'ouvre sur une citation de Shakespeare

1er jour [p.9-29] : errance heureuse, rencontre de différents personnages (vieille bergère, femme aux pommes, ...), traversée de différents villages, recherche d'un gîte, rencontre du curé chez qui il passe la nuit.

2ème jour [p.29-46] : rencontre de l'artiste. Le Narrateur et l'Artiste vont à G. où ils couchent dans la même chambre.

3ème jour [p.46-67] : le jour de la foire, et la nuit de la bagarre : deux charpentiers colosses (les éléphants) invitent le Narrateur à une tournée des grands-ducs. Épisode de la bagarre, puis fuite nocturne.

4ème jour [p.66-73] : sur la route, ensemble.

2. Début de l'hivers : première halte

Le temps de la narration se dilate.

➣ Au moulin d'huile : bien-être du Narrateur et mystères domestiques chez les Edmond. [p.73-103]

Dialogue un dimanche avec une charmante jeune fille qui veut être conduite à l'arrêt d'autocar sur la grande route. Le Narrateur l'attend comme convenu, mais elle ne sort pas. Un second rendez-vous est alors fixé. La jeune fille arrive donc à s'enfuire. Alors arrive un type maigre qui vient accuser le Narrateur de détournement de mineure. Désormais, tout le village jase sur le Narrateur.

Le Narrateur doit ensuite s'occuper des drôles de combines de M. Edmond.

➣ Remise en question / mise en jeu : la visite de l'artiste et ses conséquences. [p.103-129]

L'Artiste propose au Narrateur de venir avec lui jouer au poker.

Le Narrateur demande un jour de congé pour aller rejoindre l'Artiste et jouer aux cartes.

➣ Retour au moulin : l'expédition à Pont-de-l'Etoile [p.129-146]

Disputes conjugales chez les Edmond... Le Narrateur doit rendre un service à M. Edmond : apporter au type maigre une grosse somme d'argent en cachette de Mme Edmond. En l'effectuant, alors qu'il se perd en marchant, il fait la rencontre d'un type isolé dans une cabane, mais très informé. Sur le chemin du retour, il fait une halte à l'auberge de Pont-de-l'Etoile où il discute avec une jeune fille passionnée par les forces antagonistes.

➣ L'Artiste est massacré. [p.146-156]

Le Narrateur découvre l'Artiste dans un sale état. Ils fuient. Ils demandent de l'aide dans un couvent.

3. Sur la route à nouveau, à deux

Au couvent Sainte Jeanne [p.156-176]. Le Narrateur loge l'Artiste au couvent en inventant un histoire pour justifier leur situation. Il travail dans le garage d'un type qui adore la vitesse.

Dès que l'Artiste est rétabli, ils reprennent la route. Pour le Narrateur, c'est une assez belle vie. Cet idylle a une fin.

4. Fin de l'hivers : deuxième halte

Halte au bistrot de Catherine et au château de M. Albert, cocu, où le Narrateur est embauché comme chauffeur... L'Artiste accuse le Narrateur de lui avoir fait les poches... Conversation entre le Narrateur et l'Artiste qui repensent à ses soirées où ils jouaient avec le feu. L'Artiste révèle alors la vérité : il ne peut plus se servir de ses mains.

5. L'arrivé du printemps : dénouement gordien

Deux jours et une nuit : ralentissement du rythme de la narration, qui est redevenu quotidien, accélération des événements. [p.219-fin]

Une journée d'orage : excitation. Le Narrateur de coupe la barbe en public, par envie folle d'exhiber sa gueule de printemps.

Le soir du jour suivant, le Narrateur et M. Albert apprennent l'assassinat de la vieille Sophie (étranglement). On apprend l'identité de l'Artiste, le meurtrier. Une battue est organisée. M. Albert invite le Narrateur à y participer. Le Narrateur retrouve seul l'Artiste. Au petit matin, il le tue. Meurtre par amour.

Idées

La forme du récit

Le moment de la narration ne se distingue pas du moment de l'histoire. Le présent de l'indicatif correspond pour de bon au temps de l'énonciation narrative : ce n'est pas un passé déguisé.

Le présent joue parfois le rôle de l'imparfait dans un récit au passé :

Pour rendre le continuum du temps vécu par une conscience, Giono a présenté le monologue de son narrateur comme un tout, sans aucune séparation, chapitres ou "blancs".

La transformation de la réalité : le Narrateur gaze à mainte occasion, c'est-à-dire embellit, déforme, masque, ment. En gazant, en jouant des rôles, en se racontant des histoires, les personnages de la fiction témoignent donc de diverses expériences fictives du présent. Raconter, c'est gazer, mais naturellement, raconter, c'est aussi mentir : Je l'écoute et c'est l'histoire d'un saint qu'il me raconte (p.70). Aux deux éléphants, le Narrateur, ivre, invente l'artiste en le racontant.

Double régime temporel : lenteur et vitesse

L'originalité de Giono consiste alors à croiser grâce au présent deux modèles romanesques a priori fort éloignés l'un de l'autre : le récit picaresque (des aventures successives dans un espace ouvert) et le monologue intérieur (le courant ininterrompu d'une pensée). L'hivers ferme les routes et notre voyageur s'immobilise au moulin. Le picaresque n'était-il qu'un leurre ? La partie centrale du roman remet en tout cas sérieusement en question le chronotope de la route. Les vrais départs concernent bel et bien la vie intérieure, et avec des conséquences autrement plus tragiques.

Le langage : les modalités exclamatives (Tu parles ! (p.91)) et interrogatives, le lexique familier (Ça la fout plutôt mal dans ce bled. (p.84)) et les tournures agrammaticales donnent chair à cette parole, font vibrer cette voix, lui conférant une proximité gouailleuse.

Les dialogues rapportés dans Les Grands Chemins sont généralement des échanges de lieux communs. Cela renvoie à la vacuité de l'existence.

Le roman brouille les cartes grâce au présent : il mêle les deux plans de la narration et du discours rapporté, et il confond les différentes formes de discours rapporté. C'est l'omniprésence du présent qui provoque ces confusions. Le soir de la tournée des bistrots, la confusion des voix traduit d'autant mieux une situation conflictuelle, le dialogue de sourds dans le brouillard de l'ivresse.

Le présent

Un présent (de tout repos, croyait-on au début du récit) peut en cacher un autre (hanté par la violence, la démesure, le vertige mortel).

Le carpe diem : le Narrateur connaît ce plaisir qui consiste à se satisfaire de ce qu'offre de jour présent, en se libérant du désir d'objets absents qui est facteur de trouble, d'inquiétude : je vois à travers mes propres arbres un petit bout de ciel très bleu. Qu'est-ce qu'il faut de plus ? Le matin, tout est beau (p.30). Le chauffage de fesses au fourneau : à mon avis c'est là l'humanité (p.142-146)

L'ennui apparaît précisément comme une maladie du présent, comme une épreuve de la longueur des jours, comme un vacuité du moment.

Dans Des souris et des hommes de John Steinbeck, le leitmotiv des dialogues entre George et Lennie concerne le rêve d'un avenir heureux. L'amitié du Narrateur et de l'Artiste, au contraire, ne se projette pas dans un avenir commun : Je fais très attention dans la conversation de bien séparer me s projets des siens. (p.179)

Le roman propose un regard critique sur l'actualité politiqueet un détournement ludique des attributs de la civilisation moderne : aucun journal, aucune radio, aucune auto ne saurait ainsi livrer d'expérience véritable du présent vivant. Le Narrateur n'est pas coupé de toute information : journaux et radios maintiennent le contact avec le présent de la vie politique et sociale. Le présent socio-politique, étranger à l'expérience de l'individu, est sans rapport avec le présent de son vécu, de ses passions, de son ennui. Au fond, il a raison. Je ne me tiens au courant de rien, mais j'ai tort. (p.138). En se passionnant pour les forces antagonistes, on doit jouir comme à la Catherine. (p.145)

Le Narrateur accompagne physiquement cette courbe des saisons, en se laissant rituellement pousser la barbe pour l'hivers et en la rasant joyeusement quand vient le moment de retrouver sa gueule de printemps (p.226).

Le passé

Si le lecteur espérait être informé, dès l'incipit, sur l'identité et le passé du Narrateur, il a de quoi être déçu. La curiosité du camionneur est limitée. (De même avec la femme du type maigre). Le curé, comme le lecteur, se heurte aux réticences du Narrateur : Il veut savoir pourquoi j'ai quitté ma dernière place. Ce n'est pas un mystère : c'est que de temps en temps, j'aime partir, c'est simple. (p.219). La question du passé est ainsi éludée : le Narrateur répond par un présent d'habitude. On sait simplement que le Narrateur à un joli prénom plutôt simple d'après Catherine (p.190). Les personnages de la fiction en savent plus que nous, lecteurs ! On sait simplement du Narrateur que c'est un grand blond (p.114) âgé de 45 ans (environ) (p.194).

L'identité et le passé de l'Artiste : il a fait de la tôle (p.213) : c'est là qu'il a appris bon nombre de tours de cartes. [L'Artiste] s'appelait en réalité Victor André, né à Alger, de père et mère inconnus. (p.230). Je ne sais pas très exactement ce qu'il était dit le Narrateur au sujet de l'Artiste à M.Albert (p.231-232)

Le passé et le futur ne sauraient être cependant, bien sûr, être totalement occultés : mais quand ils sont mentionnés, c'est avec le minimum de distance, en relation directe avec le présent vécu.

Le récit des Grands Chemins fait rarement référence au passé. Quand cela se produit, le retour en arrière est ponctuel, elliptique (cela concerne des éléments du passé fragmentaires, très incomplets), de faible portée (peu de distance temporelle entre le présent de référence et le moment passé) et de faible amplitude (la durée d'histoire couverte par le retour en arrière est limitée).

L'expérience

Expérience partagée : l'expérience heureuse du présent est celle d'un présent partagé : Je lui dis qu'il fait sacrément bon au soleil et je vais jusqu'à avouer que c'est très agréable d'être ensemble. (p.33). C'est le présent de l'amitié.

Il y a dans les Grands Chemins des scènes bucoliques : repos sous les hêtres, musiques apaisante, nature bienveillante...

L'Artiste, le jeu

L'Artiste incarne l'amour passionné de la vie au risque de la mort. Je lui dit : "Tu jouais avec le feu", il me répond : "Naturellement !" (je retiens ce mot là) "Avec quoi veux-tu que l'on joue ?" (p.218). Cette réponse fait son chemin dans la tête du Narrateur : Peut-être jusqu'à présent (Mais alors bon Dieu de bois, c'est manque de réflexion, je vous jure) j'ai cherché à limiter mes pertes.. C'est un bien plus beau joueur que nous. C'est lui qui joue la vérité. Tricher l'oblige à miser l'essentiel. Il est quelqu'un en plein. (p.120)

La sécurité ne réjouit pas. Ce qui compte, pour le bonheur, c'est de tout remettre en question. La jouissance consiste alors à risquer sa vie dans l'intensité d'un présent explosif, non à l'éterniser dans l'équilibre d'un bonheur simple. (Contrairement au présent épicurien). Le plaisir le plus démesuré consiste à se mettre soi-même en jeu.

L'Artiste est la figure du tentateur, qui arrache le Narrateur à la juste mesure d'une vie équilibrée. La visite de l'Artiste au moulin bouleverse le rythme paisible d'une durée sans heurt : Il n'aime pas me voir vivre comme les marmottes. (p.105).

L'Artiste symbolise une certaine hâte de vivre. Peut-on cependant être quelqu'un dans la brièveté de l'instant immédiat ? Le verbe d'état suppose un minimum de durée. Comment peut-on combiner la jouissance dans l'intensification du présent et l'extension du plaisir dans le temps ? Autrement dit, peut-on faire demeurer la joie ? La jouissance et la durée semblent à première vue contradictoires : pour vivre plus et mieux, il faut concentrer le présent dans l'instant de la jouissance. Quand on se jette du haut d'un pont, ce qui est chouette, c'est le temps qu'on met à tomber du pont. (p.234)

Il n'y a pas loin de la gestion de l'argent à celle de la vie même : le sang lui aussi s'économise ou se dépense.

La route

Rien de tel qu'une route pour figurer l'axe du temps : le point où je suis se déplace, aussi éphémère sur le chemin que l'instant dans la durée. La route spatialise et vectorise le temps humain : l'état des routes, droites ou tortueuses, désertes ou fréquentées, représente le destin de l'homme. Au carrefour, le voyageur dispose d'une liberté de choix : Nous pourrions descendre droit vers la nationale en dévalant la pente, mais on décide d'aller au village.

Espace de hasards et de surprises, la route est par elle-même un espace de jeu. Qui va-t-on rencontrer ? Un berger ou une bergère (p.16) ? Un homme ou une femme (p.23) ? Un pêcheur ou un musicien (p.31) ?

À chaque étape, le bistrot est l'endroit idéal pour satisfaire les besoins du corps (manger, boire, dormir), mais aussi, bien souvent, pour s'informer sur le village, s'enquérir d'un emploi possible. Mais d'autre part le bistrot est aussi le lieu d'ivresse et de jeu, de violence latente, de perdition possible. C'est donc un lieu d'expérience.

Les plaisirs de la route et de la vitesse sont une forme de divertissement.

Divers

La mode est aux surplus américains (Plus de détails : cf. p.209 du livre : un thème, trois œuvres : Expériences du présent (Belin Sup.))

Le Narrateur aime lire. Le désir de lire détourne d'autres désirs - de jouer, de tricher, de tuer. Serait-ce parce qu'il aime lire que le Narrateur échappe aux folles envies qui saisissent sont double, insensible au prose de Montesquieu ? Le manque de lecture digne de ce nom dans la cagna du moulin explique en tout cas que naissent d'autres désirs.

Le Narrateur constate lucidement que l'artiste est une crapule : le plus beau salaud que la terre ait jamais porté : la vache finie, voleur, menteur, égoïste, la saloperie incarnée, capable de tromper père et mère, de se vautrer dans la merde avec la joie d'un truie.

Les saisons : L'automne est une saison divertissante parce qu'il propose de beaux spectacles sanglants : le rouge des pommes, des feuilles et du rouge-gorge, le tronc des pins rouge comme du vin (p.35). Quand le sang colore le paysage, on est moins tenté de le faire couler dans la vie. Voilà pourquoi M. V, l'assassin d'Un roi sans divertissement, ne tue pas pendant l'automne, et pourquoi l'automne est pour le Narrateur des Grands Chemins un bon copain. Le malaise se révèle pendant l'hivers, saison de la blancheur uniforme qui efface le sang de la vie : L'hivers est la saison des désirs. (p.107)

Citations

Le Narrateur dit au sujet de l'Artiste : Il a des quantités de choses qui me déplaisent. Ce n'est vraiment pas un homme de ce genre que j'aimerais avoir pour ami. (p.35)

Il est difficile d'être un monde tout seul. (p.56-62)

La nuit de la bagarre : Je suis aux anges., C'est une nuit du tonnerre !. (p62-66)

Il ne s'agit que d'être Monsieur-tout-le-monde. C'est le meilleur moyen pour qu'on vous foute la paix. (p.144)

somme toute, le monde est bien fait (p.215-226)

À la fin : Nous sommes seuls, l'Artiste et moi. [...] Je sais que nous allons régler cette affaire à l'amiable.

C'est beau l'amitié (phrase du Narrateur après avoir tué l'Artiste).

J'oublierai celui-là comme j'en ai oublié d'autres. (p.243)

Le soleil n'est jamais si beau qu'un jour où l'on se met en route. (p.243 dernière phrase)

Mise à jour : 27-12-2010   ⚪   Webdesigner & webmaster : Nicolas Roffet   ⚪   Page valide XHTML 1.0 Strict, CSS2